Elle lui a dit : « Donne-lui sa chance, car si tu la gardes, on va nous tuer et tu n’auras rien sauvé ». La mort dans l’âme, elle a fini par accepter. Et la marraine l’a emmenée dans sa fuite vers Gitarama qui était son lieu d’origine, la petite avec ses enfants et son gendre, sauf son fils aîné et son mari, lequel fut tué dans le quartier.
C’est le fils de la marraine de Mimi qui est allé après le génocide chercher la petite à Gitarama et la lui a ramenée. Elle était excessivement amaigrie, avec beaucoup d’éraflures sur le corps reçues lors des fréquents départs en forêt en quête de bois de cuisson pour la famille qui l’avait accueillie.
Aujourd’hui, Mimi est une grande et jolie fille, qui habite avec sa grand-mère. Elle a bien tenté de s’inscrire à l’université, mais après un trimestre elle ne pouvait plus payer les frais d’inscription et a donc dû abandonner.
Lors d’un entretien avec Mimi, celle-ci nous décrivait ses rêves de devenir hôtesse de l’air et sa volonté de ne jamais travailler pour les Rwandais parce qu’elle n’a plus confiance en eux.
Thérèse est une femme affaiblie, elle marche appuyée sur un bâton et n’est pas capable d’effectuer de longs trajets. Elle s’assoit souvent de longues heures tout à côté de la fontaine publique ou du petit magasin qui se trouve à quelques mètres de chez elle, parfois seule, souvent avec un ou deux vieillards du quartier.
Début 2013, Thérèse a reçu de l’argent en dédommagement des préjudices commis contre sa famille, en particulier pour l’assassinat du père de Mimi.
Thérèse aurait bien fait reconstruire les toilettes et la douche qui se sont écroulées depuis plusieurs années, mais Mimi a décidé qu’il fallait refaire l’intérieur de la maison, pour que ce soit plus beau et parce que « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’il faut que les gens qui entrent chez nous le voient ! Quand tu vas mourir, je ne veux pas que les gens qui viendront chercher ton corps entrent dans une maison délabrée ».
Et Thérèse de commenter : « Moi, j’aurais utilisé l’argent pour autre chose, mais après tout, la jeunesse voit la vie autrement ».
La seule à survivre étant donc la plus jeune des petits-enfants, Tuyizere Christine, « Mimi », comme on la surnomme depuis son enfance. Son père à elle a été assassiné à la paroisse Saint-Charles, à Nyamirambo. Pour elle aussi, ce fut un miracle.
Elle se trouvait avec sa grand-mère et elle a été sauvée par sa marraine de baptême, qui était une Hutu mariée à un Tutsi. Celle-ci est venue et a dit à Thérèse : « Tu vois que tu as perdu tout le monde, et les tueurs vont repasser tout à l’heure pour vous massacrer vous aussi. Donne-moi la petite, c’est ma filleule après tout, je vais tenter de la sauver, elle pourra peut-être survivre ». Thérèse nous confie : « Je n’arrivais pas à me séparer de l’enfant, je la regardais et sachant que c’était la seule de ma famille qui me restait, alors même que l’on était toujours menacées de mort, je ne voulais pas la lâcher, je sentais cela comme une lâcheté, un abandon ». Mais la belle-fille qui était avec Thérèse a appuyé la demande de la marraine qui insistait.
Quelques temps après, ils voulurent la marier à un de leurs amis, un enseignant comme son frère, mais elle refusa. La maman et le frère insistèrent, lui disant qu’elle était encore jeune pour rester seule, sans compagnon, mais elle leur rétorquait que, ayant vu son mari étendu sans vie, ayant fui sa région à cause de cela, elle ne se sentait plus capable de vivre avec un homme, de surcroît en lui apportant une charge de trois enfants qui n’étaient pas les siens. Elle résista donc jusqu’au bout.
Ses trois garçons grandirent, elle fit tout pour les faire vivre, travailla pour les autres pour gagner de quoi manger pour les enfants. Elle apprit même à labourer la terre – ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant – pour les nourrir et les envoyer à l’école. Et pour finir, ils devinrent des hommes et se marièrent. Malheureusement, 1994 vint avec son génocide qui les décima avec tous leurs enfants, ses petits-enfants. À l’exception d’une fillette de trois ans, la plus jeune de ses petits-enfants, qui vit avec elle aujourd’hui.
Le fils aîné de Thérèse habitait la parcelle attenante à la sienne. Thérèse a vu ses deux premiers enfants et les leurs être massacrés chez l’aîné. Elle a aussi vu Rukabukira, l’un des chefs des assassins qui venaient de tuer ses enfants et qu’elle connaissait bien, entasser dans un camion les corps des victimes pour aller les jeter et prendre la voiture de son fils pour convoyer le cortège macabre. Elle a alors couru jusqu’à la voiture et a supplié le tueur de son fils de la jeter elle aussi sur le tas de cadavres dans le camion pour aller la larguer avec tous ces morts, mais Rukabukira assis au volant de la voiture l’a regardée, lui a balancé un énorme crachat dans la figure en lui disant : « La mort que tu vis maintenant n’est pas moindre que celle que tu recherches ». Et il est parti avec les véhicules.
Thérèse dit qu’elle a survécu grâce à sa belle-fille, la femme de ce fils aîné, qui n’avait pas eu d’enfant avec son mari. Elles étaient restées ensemble après l’assassinat de ce dernier. Et lorsqu’un groupe de miliciens (qu’elles connaissaient) est venu pour les massacrer, un policier du nom de Kalimba, qui avait juré que la belle veuve ne lui échapperait pas, a dit aux Interahamwe (miliciens) : « Ne les touchez pas, celles-là, je me les réserve, c’est moi qui les tuerai ».
« Heureusement, nous dit Thérèse, peu de temps après, le Front patriotique rwandais a conquis le quartier et le policier n’a plus pu nous tuer, de même qu’il n’a jamais pu faire de ma belle-fille sa femme [i.e. la violer]. J’ai donc survécu en quelque sorte grâce à ma belle-fille que convoitait le policier » [notons que ce policier était au service de Karera François, celui qui a commandité la plupart des assassinats de Tutsi de son quartier. Il est aussi l’un des commanditaires des massacres de Nyamata et N’tarama, où il était sous-préfet, et a été condamné à perpétuité par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda basé à Arusha].
Cette belle-fille qui a survécu a finalement vendu la parcelle où s’était trouvée sa maison, détruite bien sûr, mais dont Thérèse avait pu récupérer quelques portes pour rafistoler la sienne. Comme cette femme n’avait pas eu d’enfant avec son mari, elle a pu s’en aller, se remarier, mais n’ayant toujours pas pu avoir d’enfant elle s’est séparée de son nouveau mari et Thérèse pense qu’elle est chez ses parents.
Thérèse Mukarushema : Thérèse habitait en 1994 le même lieu qu’aujourd’hui. Elle pense qu’elle est née non en 1937 comme cela a été marqué dans sa carte d’identité, mais plutôt en 1933. Elle dit que sa grande sœur était née en 1931, l’année de l’intronisation du roi Mutara Rudahigwa après la destitution et l’exil de son père le roi Yuhi V Musinga par les Belges. Et pour elle, il n’y avait pas plus de trois années entre elle et sa sœur.
Elle est née dans l’ancienne préfecture de Byumba. Et c’était également là qu’elle s’était mariée, à l’âge de 18 ans. A la mort de Rudahigwa en 1959, elle était mariée et avait deux enfants, le troisième qui était l’aîné étant mort en bas-âge. Lorsque la révolution hutu a éclaté, quelques Tutsi du voisinage furent tués, dont des amis, des proches et des connaissances de la famille. Son mari fut tué parmi les derniers, avec un de ses voisins et ami. Avant d’être emmené à la mort, son mari lui avait recommandé d’être forte [sous-entendu après sa disparition]. Des gens [ou des militaires] sont allés lui montrer le lieu de l’assassinat et lorsqu’elle a vu le corps de son mari et celui de l’ami de son mari, superposés l’un sur l’autre sous un talus sur lequel poussait des roseaux où les assassins étaient allés les dissimuler, elle n’a pas tenu le coup. Elle avait accouché de leur quatrième enfant la veille et elle était toute faible. Alors elle a décidé de quitter son village. Tous les biens et toutes leurs bêtes avaient été pillés et la maison brûlée. Elle est partie à Kigali rejoindre son grand frère et sa maman qui y vivaient. Lorsque ceux-ci la virent arriver, ils en furent émus. Ils l’accueillirent, elle et ses trois enfants dont l’un n’était qu’un nourrisson de quelques jours.
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